Jean HESS de Courtavon, cet Alsacien méconnu.
Par Jean MARTIN
SA VIE
16 mars 1862 Naissance à Courtavon.
Etudes secondaires (humanités) à Montbéliard où habitent ses parents.
30 nov. 1880 Etudiant à Brest et Toulon (Médecine navale)
12 oct. 1883 Nommé aide-médecin de la marine affecté à Toulon
18 déc. 1883 Embarque à Toulon sur le Vinh-Long (Alger – Colombo – Saigon – Madagascar – retour à Brest)
17 sept. 1884 Embarque à Cherbourg sur l’Européen (Canaries – Sénégal – Gabon –retour à Brest)
18 juin 1885 Embarque à Toulon sur la Gironde (Saigon – Alger)
22 nov. 1887 Est mis en non-activité suite à négligence de ses études médicales, et aux blâmes reçus. Les dettes s’accumulent et pour subsister, il devient journaliste.
20 déc. 1890 Sa démission (conseillée par la hiérarchie) de la marine est acceptée.
Dès 1888 Il écrit pour des journaux du Sud de la France.
En 1890 Il est à Paris, rédacteur au petit parisien et approche Victor Schœlcher.
En 1892 Il part explorer le Congo et traverse l’Afrique avec le jeune duc d’Uzès de qui il se sépare à Brazzaville, suite à désaccord. Il continue à parcourir le Congo, le Bénin et le Dahomey où il est blessé le 30 janvier 1893 suite à une attaque d’indigènes où il se défendit héroïquement.
Fin 1893 Il regagne la France où il est tour à tour journaliste, conférencier, écrivain, polémiste, reporter, rédacteur, collaborant à de nombreux journaux, se consacrant à tenter de susciter un grand mouvement colonial qui reposerait sur une association entre colonisés et colonisateurs.
En 1896 Voyage aux iles du Salut en Guyane où est détenu le capitaine Dreyfus.
En 1898 Parution de son premier ouvrage « l’âme nègre ».
En 1900 Après 2 voyages en Indochine, il déclenche l’affaire Yukanthor. Puis il s’efforce de prolonger son action contre certains abus de la colonisation. Il publie encore plusieurs ouvrages consacrés à l’Afrique du Nord.
En 1902 Il voyage dans les Antilles quand a lieu l’éruption de la montagne Pelée à Saint Pierre en Martinique.
En 1904 Il publie des articles dans le New York Times.
En 1915 Parait à Nice le premier, mais seul tome de son « Mémorial militaire et civique du Sud-est pendant la grande guerre ». Puis plus de traces de son activité.
26 sept. 1926 A 18 heures est décédé au 87 route de Levens, Joseph Xavier Hess, célibataire, né à Courtavon le 16 mars 1862, journaliste, domicilié 19 rue de Rivoli à Nice, fils de Joseph Hess et Marie Anne Schenell. (Schull)
JOSEPH XAVIER SCHULL A COURTAVON, ALLIAS JEAN HESS
- Sur le microfilm des Archives Départementales du Haut Rhin concernant l’état civil de Courtavon dans la rubrique naissances, le 16 mars 1862 on peut y lire que devant Monsieur le maire comparait à onze heures du matin :
Joseph Schull, cultivateur 62 ans domicilié à Courtavon qui déclare que la demoiselle Marie Anne Schull, sa fille, sans état, âgée de 24 ans, née et domiciliée audit lieu, est accouchée, à quatre heures du matin, dans la maison de son père d’un enfant de sexe masculin auquel il donne les nom et prénom de Schull Joseph Xavier.
Les dites déclarations faites en présence de Hess Joseph, né et domicilié à Saint-Louis, mais ici présent, et de Guthmann Joseph, instituteur.
- Sur le registre des naissances de l’état civil déposé en mairie à Courtavon les éléments sont les mêmes.
- Sur les registres paroissiaux de baptêmes, le 18 Mars 1862, soit deux jours plus tard, il a été baptisé Joseph Xavier fils légitime de Joseph Hess et Marie Anne Schull né le 16 mars. Le parrain est Xavier Schull et la marraine Victorine Schull (qui sont frère et sœur de Marie Anne)
Plus tard, dans la marge le curé de l’époque a noté : « filius spurius Hess » (né de père incertain) et le nom Hess est barré d’un trait oblique de même que la mention légitime qui est remplacée par illégitime. Quand et pourquoi ce revirement ?
Au vu de ces trois actes, le nouveau-né est illégitime, sans père connu, cela ne fait aucun doute puisque c’est le grand père qui déclare et que le curé a écrit « fils illégitime ». On peut juste se demander ce que vient faire Joseph Hess de Saint-Louis, comme témoin à la maire (d’autant plus que Saint-Louis est à une bonne quarantaine de kilomètres) et que vient faire le nom Hess (même rayé) dans la marge du baptême (En ces temps-là, les curés avaient tendance à exiger le nom du père)
Quoi qu’il en soit, on ne trouve plus aucune trace à Courtavon de Marie Anne et de son fils Joseph Xavier après 1862.
- Sur une copie de son acte de naissance certifiée conforme à l’original par le maire de Montbéliard le 10 décembre 1880, déposée aux archives de la Marine, il redevient enfant légitime de Joseph Hess dentiste domicilié à Courtavon et Marie Anne Schull son épouse. Ce qui est complètement faux puisqu’à la naissance le père n’est pas déclaré, que la mère n’est pas mariée, qu’il n’y a jamais eu d’habitant se nommant Hess, ni de dentiste à Courtavon. De même sur le décès de Marie Anne Schull elle est dite célibataire. Quel mystère à la mairie de Montbéliard !
LES AILLEUX DE MARIE ANNE SCHULL, SA MERE
Marie Anne Schull est née le 17 mars 1838 à Courtavon de Joseph Schull (né le 21 septembre 1798, décédé le 7 mars 1883) et Marguerite Resell (née le 20 septembre 1802, décédée le 7 octobre 1842). Ils se sont mariés 10 ans plus tôt, sont cultivateurs et ont 7 enfants.
Ses grands parents paternels Jean Georges Schull (né 27 décembre 1745, décédé 20 octobre 1814) et Marguerite Noblat (née 21 avril 1755, décédée le 14 mars 1830), et maternels Joseph Resell (né le 29 juin 1769, décédé le 1 janvier 1843) et Agathe Wattré (née le 11 août 1771, décédée le 19 février 1826) sont également cultivateurs à Courtavon. D’ailleurs les autres aïeux de Marie Anne Schull, sur plusieurs générations sont tous dudit village, et on y retrouve les patronymes classiques tels que Schull, Wattré, Godat, Hubler, Schouller, Babé, Noblat, etc.
JOSEPH HESS DE SAINT-LOUIS A MONTBELIARD, SON PERE
Revenons à ce témoin, Joseph Hess, présent à la naissance de 1862 à Courtavon.
A Saint-Louis sur l’état civil de 1810 à 1880, il n’y a qu’une famille Hess. Le cordonnier Jean Philippe Hess (né le 25 février 1776, décédé le 2 février 1841) et Catherine Stachel (née le 14 décembre 1785, décédée le 19 juin 1844) qui se marient le 2 avril 1818 à Saint-Louis et qui ont 5 enfants (dont le seul Joseph Hess de Saint-Louis):
- Joséphine (née le 11 mars 1820, décédée le 10 novembre 1872) célibataire, qui a vécu à Saint Louis.
- Marie Thérèse (née 10 mai 1822) qui épouse le 24 octobre 1849 Frédéric Freund avec qui elle aura 6 enfants à Saint Louis.
- Jean Philippe (né 24 mars 1824, décédé 11 septembre 1853) l’aîné des garçons qui sera cordonnier, comme son père, mais qui finira sa vie à Cayenne.
- Claude (né 9 septembre 1826) qui partira faire sa vie en Grande Bretagne
- Joseph (né 10 octobre 1828)
Ce dernier est cité sur des naissances des enfants de sa sœur Marie Thérèse en 1855, 1856, 1858 et 1862 et exerce pendant toute cette période la profession de barbier. A partir de ce moment, il n’y a plus de traces de lui à Saint-Louis. Comme pour Marie Anne Schull à Courtavon !
Dès l’année suivante, nous le retrouvons comme dentiste à Montbéliard où le 4 décembre 1863, il déclare la naissance de Marianne Hess née de lui et de Marianne Schuell son épouse. De même, le 25 mars 1865, toujours dentiste, il déclare la naissance de Joséphine Hess, née de lui et de son épouse Marianne Schull en son domicile, rue des boucheries.
Deux années plus tard, le 27 juin 1867, la matrone-jurée en la ville de Montbéliard vient à la mairie déclarer la naissance de Jean Philippe Schuell fils de Marianne Schuell non mariée, toujours domiciliée rue des boucheries. Où était le père à ce moment là ? Pourquoi le nouveau-né n’a-t-il pas été déclaré Hess ?
Sur le dénombrement de la population (recensement) de Montbéliard de 1881, au 3 rue de la sous préfecture, figure une famille Hess de cinq personnes : Joseph Hess, dentiste 54 ans chef de famille, Schuell Marianne 44 ans son épouse, Hess Marianne 19 ans, Hess Joséphine 17 ans, Hess Philippe 15 ans ses enfants. A cette époque le fils Joseph fait ses études de médecine dans la marine n’est donc pas inscrit sur cette liste.
Le 19 janvier 1884, Joseph Hess chirurgien-dentiste, 55 ans, déclare le décès en son domicile, de sa fille Marie Anne, célibataire, âgée de 20 ans. Le 30 novembre de la même année, il se rend à la mairie pour acheter la concession perpétuelle de l’emplacement où est inhumée sa fille au cimetière pour en faire le caveau familial.
Le 20 février 1886 décède en son domicile, rue de la sous-préfecture à Montbéliard, Joseph Hess chirurgien dentiste âgé de 57 ans et 4 mois. Il est inhumé au cimetière de Montbéliard.
Sur cet acte il est dit époux d’Elisabeth Unbékand âgée de 58 ans demeurant à Paris ! Quel mystère encore à la mairie de Montbéliard ?
D’autant plus que quelques mois plus tard, sur le dénombrement de la population de Montbéliard de 1886, nous retrouvons au 3, rue de la sous préfecture, Schull Marie la mère, Hess Joséphine, Hess Philippe, et Hess Joseph les enfants. Le père et sa fille Marianne étant décédés entre temps n’y figurent plus, mais nous y voyons inscrit Joseph Hess le fils, vingt quatre ans qui déjà néglige ses études de médecine.
Le 18 mars 1913 décède à Montbéliard Marie Anne Schull dit Hess, célibataire, née à Courtavon, déclarée par son fils Jean Philippe Schuell dit Hess (c’est également ainsi qu’il signe) qui est également chirurgien-dentiste et qui habite à la même adresse que ses parents.
Elle sera inhumée dans le caveau familial.
Maintenant on comprendra que nous ne trouverons jamais le mariage de Joseph Hess avec Marianne Schull, car il n’a jamais eu lieu. Ils ont vécu ensemble, ils ont élevé leurs enfants ensemble, ils sont inhumés ensemble, mais, pour l’état civil maintenant leurs-petits enfants ne s’appellent plus Hess, mais « Schuell dit Hess ». D’ailleurs deux d’entre eux reposent aux cotés de leur grands-parents dans le caveau familial.
JEAN PHILIPPE HESS LE BAGNARD, SON ONCLE
A Saint-Louis
Jean Philippe Hess le père meurt en 1841. Jean Philippe son fils a dix sept ans, il est l’aîné des garçons et exerce le métier que son père lui a appris, cordonnier. Il va donc subvenir aux besoins de la famille. Trois ans plus tard, la mère décède également. Le 20 août 1845 il fait sa déclaration de fils d’étranger afin d’être en règle avec l’administration (vis à vis de son service militaire, et ce qui va lui permettre d’obtenir la nationalité française). L’année suivante il est déclaré soutien de famille parce qu’il est l’aîné d’orphelins et est exempté se son service militaire.
Le 1 juin 1846 il est admis comme substitut de Jean Hertzog boucher à Hésingue, y né le 16 avril 1825 fils de Louis et Anne Marie Jordan. C’est l’époque où l’on tirait au sort les jeunes qui devaient faire leur service militaire de sept ans. Ceux qui avaient eu la main malheureuse pouvaient, acheter un remplaçant. Certainement que notre boucher en avait les moyens et notre cordonnier les besoins. Jean Philippe vient donc de signer pour son engagement, il a les cheveux et sourcils châtain clair, les yeux gris, le front découvert, le nez long, la bouche moyenne, le menton rond, le visage ovale, le teint clair et mesure 1m 69.
Son service militaire
Il arrive au corps, dans le 2° régiment de dragons le 30 juin 1846 et sera libérable le 21 décembre 1852.
En 1849, à Rambouillet, il est cavalier de 2° classe dans ce même régiment, immatriculé sous le N° 2674. Le 31 mars 1849 il est condamné à Paris par le 2° conseil de guerre permanent de la 1° division militaire, composé de sept militaires, à la peine de cinq ans de travaux forcés, pour tentative de meurtre sur la personne d’un de ses camarades. Tentative manifestée par un commencement d’exécution et qui n’a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur. Les pièces à conviction sont un sabre et un casque. Jugement confirmé le 16 avril 1849. Il est dégradé en présence de la troupe rassemblée le 25 avril 1849 et arrive au bagne de Brest le 30 juin 1849.
Le bagne de Brest
Lorsqu'un forçat arrive pour la première fois au bagne, on lui brûle tous ses vêtements, de sorte qu'une éventuelle maladie ne puisse se déclarer et contaminer les occupants du bagne. Il reçoit un paquetage qui se compose d’une casaque de laine, de trois chemises en toile, de trois pantalons de toile et un de laine jaune, d’un bonnet de laine et d’une paire de souliers. Le bonnet est rouge pour le condamné à temps et vert pour le condamné à perpétuité.
Le forçat est attaché à un autre condamné, présent depuis un certain temps, et lui tiendra compagnie, de jour comme de nuit, 365 jours par an, pendant une période minimale de trois ans. Les bagnards sont utilisés dans l'Arsenal de Brest comme ouvriers.
Le discours de Napoléon III
Le 12 novembre 1850, le Président de la République, Napoléon III, s’adresse à l’assemblée législative dans un long discours sur la situation des affaires du pays. Dans la partie consacrée à la Justice, on peut entendre ceci : « Six mille condamnés, renfermés dans nos bagnes de Toulon, de Brest et de Rochefort, grèvent notre budget d'une charge énorme, se dépravent de plus en plus et menacent incessamment la société. Il a semblé possible de rendre la peine des travaux forcés plus efficace, plus moralisatrice, moins dispendieuse, et, en même temps, plus humaine, en l'utilisant aux progrès de la colonisation française. Un projet de loi vous sera présenté sur cette question.
On proposera, en même temps, de rendre plus utile et plus réelle la surveillance à laquelle sont assujettis les malfaiteurs que la justice a frappés d'une peine afflictive et infamante.
Le nombre des délits et crimes commis, chaque année, atteste combien est indispensable l'amélioration de notre législation répressive. Or, ces modifications, qui préparent la réforme pénitentiaire, la rendront moins dispendieuse et diminueront la fréquence des récidives. Elles contribueront aussi à l'œuvre de justice et de moralisation que la magistrature continue avec un dévouement si impartial et une si vigilante fermeté.»
L’abolition de l’esclavage concernait la Guyane au 1er mai 1848. Elle perdit sa main d’œuvre dans les plantations de caféiers et de canne à sucre dont la production chuta de soixante quinze % en quatre ans.
En conséquence, le 26 mars 1852, Jean Philippe Hess est embarqué sur la corvette « l’Allier » avec quelques trois cent autres condamnés, pour la Guyane française. C’est le premier des vingt cinq convois qui, jusqu’en 1858 permettront de transférer tous les prisonniers, puis de fermer le bagne de Brest. M. Joseph Napoléon Sarda-Garriga, commissaire général de la Guyane fait partie de ce voyage. Le grand trois mats quitte Brest le 31 mars 1852. Le 10 mai 1852 il arrive à Cayenne, soit six semaines plus tard. Le dimanche 23 mai 1852, aux iles du Salut est célébrée une messe dirigée par Monseigneur le préfet apostolique, à l'intention des bagnards fraîchement débarqués.
La lettre du ministre Ducos
Le 3 juillet 1852, M. Jean Etienne Théodore Ducos, ministre de la marine et des colonies s’adresse au Prince Président de la République Napoléon III : « Monseigneur, Pénétré par la haute pensée qui vous a fait décréter l'évacuation des bagnes, je viens vous rendre compte des premiers résultats de cette grande mesure…..Mais, vous le savez, l'évacuation des bagnes s'est associé dans votre esprit à une entreprise plus grande encore, celle de la colonisation de la Guyane française. Cette colonie profondément ébranlée par l'émancipation soudaine des esclaves, abandonnée depuis quatre ans par la majeure partie de ses habitants, ne présente plus aujourd'hui qu'un fertile désert où la Providence a déposé le germe des plus riches productions des deux mondes, mais qui n'offre en ce moment que des établissements en ruines et des champs sans culture…… j'ai ordonné le départ de l'Allier, cette corvette de charge, montée par un vigoureux équipage, protégée par un nombre suffisant de gendarmes et de fantassins de marine, a quitté Brest le 31 mars. M. Sarda Garriga, commissaire extraordinaire, de la Guyane, accompagné d'un respectable aumônier, a pris passage sur l'Allier…… La traversée s'est accomplie dans les conditions les plus heureuses. Une transformation inespérée s'est opérée dans le moral des déportés. Aucun acte d'indiscipline ne m'a été signalé. Relevés à leurs propres yeux par le changement de leur état, par la perspective d'un autre avenir, et provoqués incessamment à des idées meilleures par les exemples et les conseils de la religion, ils ont dès leur arrivée, demandé du travail à titre de faveur. »
A lire ces mots on a l’impression que ces gens allaient revivre après le bagne de Brest. Ceci n’est qu’un son de cloche, la réalité sera toute différente.
Le bagne de Cayenne
Notre forçat est interné aux iles du Salut, trois morceaux de terre d’une vingtaine d’hectares chacune (ile du Diable, ile Royale, ile Saint Joseph), à quinze kilomètres des côtes de l’Océan Atlantique, juste en face de Kourou. Ici il y a des cellules qui n’ont pas de toit, il n’y a que des barreaux pour plafond sur lesquels marchent les surveillants. Les forçats dorment cote à cote sur une planche. Les conditions matérielles et sanitaires y sont déplorables. Il y a 60% de mortalité parmi les détenus. En 1853 une épidémie de fièvre jaune sévit. Le 6 mai 1853 Jean Philippe Hess est dirigé des iles du Salut vers la Montagne d’Argent, dans l’estuaire de l’Oyapock, et le 11 septembre 1853 il y décède. Comme pour tous les bagnards, sont corps est jeté dans l’océan. Le 16 janvier 1854 l’acte mortuaire est envoyé au Préfet du Haut Rhin, soit plus de quatre mois après son décès. Il avait 29 ans, il ne lui restait que six mois à purger. Le 23 août 1858, le trésorier de la Guyane française verse 30 francs et 98 centimes pour quotité disponible de la succession de Philippe Hess.
On comprendra ici l’intérêt de son neveu Jean Hess, 45 ans plus tard, pour son voyage aux iles du Salut et l’écriture de son livre qui dénonce les conditions de détention.
CLAUDE HESS DE LONDRES, UN AUTRE ONCLE
Né le 9 septembre 1826, également à Saint Louis qu’il a dû quitter entre 1850 et 1853. Il est déjà à Londres en 1861 car il est recensé comme serviteur dans la maison d’un architecte naval. Le 31 décembre 1866 il se marie avec Géorgina Gobert de Boulogne sur Mer à Saint Georges Hanover Square (église très prisée à l’époque par les notables de Londres). Il est alors marchand de vin.
Le couple donne naissance à huit enfants entre 1867 et 1879. Sept verront le jour dans la capitale anglaise, et un à Boulogne sur Mer. En 1871 il est recensé à la paroisse protestante Sainte Anne de Westminster au cœur de Londres, au 429 Oxford Street, qui aujourd’hui encore est la principale rue commerçante de la capitale anglaise. Son épouse, ses enfants et sa belle mère vivent avec lui, et il a une jeune fille de 21 ans comme domestique. Sur le recensement de 1881 il habite 104 Brixton Road dans le district de Lambeth avec sa femme, ses sept enfants et une autre domestique. En juin 1886 il décède à 59 ans, d’un accident cardio-vasculaire (apoplexie), en ce même lieu et où il est inhumé. Quelque temps plus tard, sa famille rentre en France car elle ne figure plus sur le recensement de 1891. Nous retrouvons le 6 février 1904 sa fille Henriette Thérèse qui se marie à Paris 1° avec Jean Philippe Schuell dit Hess, frère du journaliste. Les nouveaux époux sont donc de vrais cousins. La mariée habite Paris, 8 rue de Valois avec sa mère et sa sœur Mathilde. Joseph Charles Hess un de ses frère, interprète, habite également Paris, 5 rue Germain Pillon. Georges Hess son frère aîné est lui négociant à Middelburg en Hollande. Le couple Schuell – Hess reviendra s’installer à Montbéliard. Tous les deux reposent dans le caveau de Joseph Hess, décrit plus haut.
JEAN PHILIPPE HESS DE BERGHAUSEN, SON GRAND PERE
Le père vient d’Allemagne et est marié une première fois le 17 mai 1809 à Saint-Louis avec Marie Ursule Vogel de Saint-Louis. Il y est dit né le 25 février 1776 à Berghausen, duché de Nassau Usingen, par le curé de la paroisse de Dörsdorf dont dépend le village. Ce qui nous permet de bien localiser l’endroit dans l’actuel Rheinland Pfalz, près de Frankfurt : 56368-Berghausen à quelques quatre cent kilomètres au Nord de Saint-Louis. Son père Hans Friedrich y est décédé le 23 mars 1790 et sa mère Elisabeth Philippina le 25 janvier 1799.
Il se remarie neuf années plus tard, le 2 avril 1818, à 42 ans avec Catherine Stachel née le 14 décembre 1785 à Saint-Louis de Pierre Stachel (décédé à Saint-Louis le 10 avril 1809) et Marie Eve Soder (décédée le 3 février 1812 à Saint-Louis).
LE VINH-LONG, SON PREMIER BATIMENT
Le bateau nommé « le Vinh-Long», du nom d’une ville du Vietnam située sur le Mékong, est le premier bâtiment sur lequel l’étudiant en médecine de marine embarque en octobre 1883.
Il est construit aux chantiers Chaigneau et Bichon frères à Lormont en Gironde, le Vinh-Long a été mis sur cale le 7 mai 1878.
Le Vinh-Long est un navire à vapeur de 5690 tonneaux, lancé le 4 janvier 1881 en tant que transport militaire pour soutenir l'empire colonial français. Il est employé comme navire-hôpital pendant la première guerre mondiale, retournant à son rôle de transport de troupe après l'Armistice de novembre 1918. Il est inscrit au registre de 1883 à 1916 comme transport de troupes et de 1916 à 1922 comme navire-hôpital.
Il rentre en service actif le 9 février 1883. Le 20 août 1883, il appareille de Bordeaux en direction de Brest pour ses essais en mer avant de rallier Toulon ou il est affecté. Dans les années 1885-90 il est affecté en Extrême-Orient. En 1895 il est rattaché à la Division Navale de l'Océan Indien et il participe à l'expédition de Madagascar. En 1900 il fait la campagne de Chine. De 1907 à 1909, il est basé comme navire-hôpital à Casablanca, puis transport de malades Algérie-Maroc.
En 1911 il est affecté à la Division Navale du Maroc et armé comme transport de troupes. Lors de la première guerre mondiale, il est affecté à l'Armée Navale pour les transports de troupes et de matériel vers Salonique.
Durant 16 mois, de juillet 1916 à novembre 1917, le Vinh-Long effectue, dix neuf voyages de Salonique sur Bizerte ou Toulon, au cours desquels il transporte 8500 hommes. A l'issue des hostilités le Vinh-Long poursuivit ses activités dans le Levant.
Le 16 décembre 1922, alors que le bâtiment se rendait à Constantinople, il prit feu en mer de Marmara (Turquie) avec 495 personnes à son bord (des civils et du personnel militaire). En dépit des efforts de son équipage, le feu atteint les magasins, causant des explosions qui envahissent rapidement tout le bateau. En dépit de la sévérité des flammes, 482 passagers et hommes d’équipage sont sauvés par l'USS Bainbridge et l'HMS Sapoy.
L’AFFAIRE YUKANTHOR
Lors de son 1° voyage en Indochine il rencontre en secret Norodom le roi du Cambodge et son fils Yukanthor qui lui sert d’interprète. Le roi dénonce fermeture de la ferme des jeux ainsi que les abus de l’administration, les impôts, les mauvais traitements et les persécutions qui lui sont infligées. Jean Hess sympathise et épouse sa cause.
Le vieux roi comptait venir à Paris pour l’exposition universelle de 1900 et y présenter ses doléances, mais sa santé ne lui permet plus le déplacement. Il délègue ses 2 fils, Yukanthor le prince qui brigue sa succession et Pheanuvong son plus jeune frère. Hess vient les chercher à Phnom Penh et les emmène à Paris où ils arrivent en juillet 1890. Il organise, régente leur hébergement, leurs réceptions et déplacements. Ils sont reçus dans plusieurs ministères et cabinets et même par le président de la république.
Le début de leur séjour est plus « touristique » et mondain et personne ne prend au sérieux leurs doléances. Alors Hess « prête » sa plume au prince pour écrire ses doléances et exposer ses problèmes. Et toute la presse s’empare de l’affaire. Les éditorialistes se déchainent, pour ou contre. Cette visite fait scandale, d’abord parce qu’un colonisé ose se plaindre du colonisateur, ensuite parce que l’opinion publique prend conscience des problèmes que pose l’administration française dans le royaume du Cambodge où se trament également des complots et où les rivalités sont nombreuses (successeurs, épouses, tribus, dignitaires, aventuriers).
L’administration demande au roi de rappeler son fils et de le punir pour ses propos. Le roi âgé accepte. Hess prépare une fuite du prince à Bruxelles où il bénéficie encore quelques appuis. Comme le prince refuse toujours tout compromis et que Hess entretient la polémique, il trouve exil à Singapour puis à Bangkok. Petit à petit son audience diminue, ses amis l’abandonnent, Hess y compris (dès 1901). Malgré une tentative de « récupération » par les allemands en 1916, il ne rentrera jamais au pays et décèdera en 1934 à Bangkok, âgé de 74 ans.
En fait le scandale n’eut jamais éclaté sans l’intervention de Jean Hess, journaliste, polémiste, passionné, personnage ambigu, assoiffé de publicité, défendant les opinions les plus contradictoires. « L’affaire Yukanthor est d’abord l’affaire Jean Hess » dit Pierre Lamant éminent professeur des universités et spécialiste incontesté du Cambodge.
SA PERSONALITÉ
Pas dépourvu de courage, tant physique qu’intellectuel, entier, honnête, un peu naïf, combatif malgré quelques indélicatesses dans sa jeunesse, peu fortuné, avec une tendance à affabuler quand il s’agit de son rôle personnel.
Antiraciste, idéaliste, antimilitariste, sa sympathie pour le courant socialiste est indéniable. Il revient souvent sur l’idée que tous les hommes sont égaux. « Ni exploitation, ni assimilation, mais association » est la définition qu’il donne de sa pensée.
Malheureusement beaucoup d’échecs couronnent ses entreprises : il se fait révoquer de la marine sans avoir réussi son doctorat de médecine, il ne collabore jamais très longtemps à un même journal, son propre journal a très vite disparu, sa tentative d’exploration qui n’arriva pas à son terme, l’affaire Yukanthor périclite, ses ambitions d’écrivain semblent avoir outrepassé ses possibilités
SON ŒUVRE LITTERAIRE
L’ensemble de son œuvre littéraire (hors les très nombreux articles, chroniques, conférences, éditoriaux, reportages parus dans plusieurs journaux français et étrangers) est publiée en plusieurs langues et disponible dans 134 librairies de par le monde.
Les principaux titres sont :
■ L'âme nègre en 1898, 327 p. Publié chez Calmann Lévy. Ouvrage couronné par l’Académie française. Roman décrivant la société indigène et les populations yoruba (Nigéria).
■ A l'Ile du Diable enquête d'un reporter aux Iles du Salut et a Cayenne en 1898, 252 p. Publié chez Paris, Nilsson - P. Lamm. succ. (Concerne la captivité du capitaine Dreyfus et les problèmes de la Guyane)
■ L'affaire Yukanthor : les dessous d'un protectorat en 1900, 335 p. Publié par Juven
■ La catastrophe de la Martinique; notes d'un reporter en 1902, 300 p. Publié chez E. Fasquelle. Relate l’éruption du volcan de la montagne Pelée détruisant Saint Pierre. Préface : « Le reporter doit dire la vérité même si cette vérité condamne un ministre, et montre que quarante mille personnes sont mortes à Saint Pierre le 8, parce que les élections devaient avoir lieu le 11….. »
■ La question du Maroc : ce qu'on dit, ce qu'on croit, ce qui est vrai, mon livre jaune une solution en 1903, 458 p. Publié par Dujarric & Cie.
■ Le vérité́ sur l'Algérie en 1906, 435 p. Publié par Librairie universelle.
■ Israël au Maroc en 1907, 192 p. Publié chez J. Bosc.
■ Une Algérie nouvelle : quelques principes de colonisation pratique sur le propos du Maroc oriental et de Port-Say en 1909, 299 p. Publié chez P.V. Stock.
Dans la plus part de ces ouvrages il fait apparaitre le problème du colonialisme et les opinions qu’il défend sont rarement conformes à celles généralement admises.
Il publie également des contes, des caricatures, des aquarelles, il fit jouer une comédie bouffe.
CONCLUSION
Joseph Xavier Schull allias Jean Hess ne figure dans aucun alsatique, ni même dans le Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne (environ huit mille patronymes, neuf tomes, quarante neuf numéros) paru en 1990. Sa vie mouvementée et engagée, sa famille éclatée aux quatre coins du monde, son caractère rebelle, lui ont certainement valu d’échapper à la notoriété posthume.
Cet article devrait y remédier, mais en partie seulement, car il reste de nombreuses questions en suspens :
- Pourquoi le père ne reconnait la paternité du fils lors de la déclaration de la naissance à la mairie de Courtavon ?
- Pourquoi l’acte de baptême dans le registre paroissial de Courtavon est il raturé sur le nom du père ?
- Pourquoi le père est barbier (en 1855, 1856, 1858, 1863) à Saint-Louis et un an plus tard (en 1863, 1865) il est dentiste à Montbéliard ?
- Pourquoi un faux acte de naissance du fils est il certifié conforme à la mairie de Montbéliard ?
- Pourquoi sur l’acte de décès du père il est spécifié que son épouse est Elisabeth Unbékand qui demeure à Paris, alors qu’il a vécu à Montbéliard avec Marie Anne Schull ?
SOURCES
-Registres paroissiaux de Courtavon
-Etat civil de Courtavon, Saint-Louis, Nice, Montbéliard
-Archives Départementales du Doubs à Besançon
-Archives Départementales du Haut Rhin à Colmar
-Service Historique de la marine Brest
-Centre des Archives d’Outre Mer à Aix en Provence
-L’affaire Yukanthor, autopsie d’un scandale colonial de Pierre Lamant 1889
-http://www.netmarine.net/bat/dragueurs/vinhlong/ancien.htm
-http://www.charles-de-flahaut.fr/lettres/Louisnapoleonbonaparte/presentation_documents.htm